Entretien avec… Sylvain Leprovost

Je doute de la capacité des réseaux sociaux actuels à se refonder au bénéfice du bien-être numérique dont ils sont aujourd’hui les fossoyeurs : leurs revenus dépendent de leur capacité à capter l’attention et à s’immiscer dans la vie personnelle.

Sylvain Leprovost est entrepreneur & développeur. Il propose une lecture critique et argumentée du Net d’aujourd’hui et travaille depuis 5 ans sur une solution concrète au trop plein d’infos  : Netguide. Un projet fait de passion et de convictions. A suivre de prêt.

On s’est croisé plusieurs fois dans nos multiples vies d’entrepreneur du Net. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer dans un tel projet ?
Bonjour Laurent ! Je suis heureux que mon article sur le bien-être numérique nous donne l’occasion de discuter à nouveau. Cela me permet aussi de découvrir vos réflexions pour un renouveau des réseaux sociaux, et je vous souhaite bien du succès dans cette entreprise ! Si nos façons de répondre aux problèmes de la vie privée et du bien-être numérique empruntent des chemins différents, je suis frappé par les similitudes entre nos diagnostics.

À l’origine de Netguide, il y a d’une part la conviction que les possibilités offertes sur le Web sont trop souvent sous-exploitées par le grand-public, et d’autre part le constat d’un manque dommageable de respect de la part des géants d’Internet pour les internautes. Internet a en effet aujourd’hui un impact équivoque : captation de l’attention, addictivité délibérée, mépris de la vie privée, bulle d’informations, toxicité mentale des relations en ligne, prolifération des fake-news, domination du sensationnel, etc. Avec Netguide, nous voulons répondre à ces problèmes en inventant un contre-modèle d’intermédiation plus respectueux de l’internaute à la fois dans sa vie privée, dans son intelligence, dans sa curiosité, mais aussi dans son bien-être.

5 ans et 2 millions de lignes de code (et 3 enfants !) plus tard, Netguide remplit cette vocation de manière satisfaisante… mais il nous reste bien du chemin avant d’atteindre le degré d’excellence que nous visons ! Le défi que nous nous sommes lancé est considérable : il s’agit de développer une offre de service à la fois éthique et capable d’apporter une plus-value, en matière d’intermédiation entre l’internaute et Internet, par rapport aux géants de la captation des données personnelles et de l’attention, Google et Facebook !

Quel accueil reçoit-il auprès du grand public ?
Il est encore un peu trop tôt pour communiquer sur notre audience… mais qualitativement, nous pouvons dire de nos utilisateurs qu’ils ont une utilisation intense de Netguide, en particulier des instantanés thématiques offerts par notre page d’accueil personnalisable, mais aussi qu’ils sont déjà nombreux à utiliser de manière répétée notre solution de recherche sur Internet, ce qui est essentiel pour la pérennité de notre modèle.

Mais il faut noter qu’à l’inverse de Google et Facebook nous ne courrons pas après une fréquence d’utilisation élevée : notre metric-clé, c’est le retour des visiteurs non pas dans la journée, mais sur la durée, jour après jour. Nous ne voulons sous aucun prétexte devenir des prédateurs du temps libre de nos utilisateurs, mais au contraire mettre tout en œuvre pour avoir un impact positif et équilibré dans leur vie : c’est tout le sens de la notion de bien-être numérique que nous voulons promouvoir et incarner.

Comment imaginez-vous Netguide dans 3 ans ?
Ces prochaines années, une partie stratégique de nos efforts portera sur l’évangélisation concernant les problèmes posés par Google et Facebook en matière de bien-être numérique, et comment Netguide innove dans cette problématique pour créer une véritable valeur ajoutée.

En dehors de cet effort de communication, évidemment, notre travail se concentrera sur l’amélioration constante de nos fonctions : perfectionnement de notre agrégateur de contenu et de sa capacité à orienter vers des articles intéressants, développement d’une solution concurrente à Google News sur le terrain de l’actualité stricto-sensu et du sport notamment, intégration de nombreuses API enrichissant notre moteur de recherche, ou encore renforcement considérable de la qualité éditoriale de notre guide d’Internet.

Dans 3 ans, notre objectif est que Netguide rende vraiment un superbe service aux internautes et soit reconnu comme une alternative crédible en France, et nous espérons que nous serons sur le point à la fois de nous internationaliser, et de lancer notre propre régie publicitaire SEM sans tracking.

Nous voulons aussi réussir à fédérer les médias en ligne autour de Netguide et proposer une offre groupée qui permette avec un seul abonnement d’avoir accès au contenu des sites Internet derrière leur paywall. Cela solidifiera notre modèle d’affaire hors publicité, et nous pensons que cela profitera à l’écosystème des médias numériques.

Vous suivez le Net depuis 20 ans (déjà ?!), que pensez-vous de son évolution ?
Oui, cela fait effectivement 20 ans déjà que je travaille dans ce secteur ! Et j’ai évidemment beaucoup de tendresse pour les débuts du Web, et en particulier pour l’énergie sincère avec laquelle on partageait ses passions dans cet espace vierge qu’il restait à inventer !

Internet a suivi un schéma d’évolution classique où le foisonnement des débuts, avec sa succession rapide de cycles d’innovation, laisse peu à peu sa place à un secteur d’activité professionnalisé et rationalisé au fur et à mesure que ces grappes d’innovations sont explorées. Il est fort à parier que de nouveaux développements technologiques catalyseront ces prochaines années de nouveaux gisements d’innovations (par exemple autour de l’IA, de la blockchain ou de la 5G), mais le rythme de l’innovation sur Internet en tant que média semble tout de même destiné à ralentir.

Ces 20 dernières années, les mutations qui ont laissé l’empreinte la plus forte sur l’écosystème d’Internet sont, pêle-mêle, les progrès de la qualité des connexions, la naissance de Wikipedia, l’émergence des médias sociaux, la massification des mobiles et des apps, la croissance du e-commerce, la mue des médias traditionnels vers le numérique, mais aussi, et surtout, le développement de l’économie de l’attention et de la data.

Dans cette courte histoire, il y a bien sûr de nombreuses déceptions. Par exemple, l’utopie d’un développement plus significatif de l’accès aux connaissances et à la culture semble s’être évaporée en grande partie, faute de business-model porteur comme en ce qui concerne les MOOC notamment. Je veux néanmoins éviter d’idéaliser le passé : l’agressivité des rapports en ligne, l’addiction à Internet ou les fake news (qu’on appelait hoax dès le début des années 2000) ne sont en effet pas des choses vraiment nouvelles.

Ce qui est bien plus inédit en revanche, c’est l’ubiquité d’Internet et donc la diffusion de ses caractéristiques négatives. En effet, sous l’influence de la démocratisation des mobiles, les procédés addictogènes de captation de l’attention se sont tant propagés qu’une digue est tombée entre le temps passé en-ligne et hors-ligne. Cette distinction-même a fini par perdre sa pertinence, et s’il est vrai que l’imbrication d’Internet dans nos vies est parfois féconde, elle porte néanmoins en elle les germes du mal-être numérique.

On pourrait faire le parallèle avec l’abondance de nourriture que le capitalisme a permis : notre métabolisme et notre cerveau n’y sont pas adaptés, et la bénédiction de cette abondance a paradoxalement engendré des problèmes de santé publique tels que le diabète et l’obésité. À l’ère du mobile, Facebook, c’est la malbouffe numérique, et Google, un gigantesque supermarché où les produits ne sont pas valorisés, les producteurs écrasés et le souci véritable du client réduit à peau de chagrin. Netguide est une réponse à cette évolution et aux problèmes qu’elles crée : un service pensé pour devenir une force positive pour l’internaute et l’écosystème du numérique.

Quels conseils donneriez-vous à une personne qui s’inscrirait aujourd’hui sur un réseau social ?
Très franchement, en l’état, je le lui déconseillerais tout bonnement tant il me semble que les réseaux sociaux tendent, derrières leurs atours, à devenir des gouffres chronophages toxiques !

Si toutefois, cette personne désire vraiment et malgré tout être présente sur les réseaux sociaux, je lui conseillerais de faire un effort constant de vigilance et lucidité sur l’engrenage que les réseaux sociaux ont mis au point et patiemment fignolé pour l’engager au-delà de sa volonté, je l’appellerais à bien identifier la finalité du temps qu’elle veut consacrer aux réseaux sociaux, et enfin je l’encouragerais à circonscrire son utilisation des médias sociaux dans une routine, par exemple 15 à 30 minutes en fin d’après-midi.

Pour reprendre le fil du parallèle avec la surabondance de la nourriture, il faut, je crois, essayer d’éviter le grignotage et de pratiquer le jeûne intermittent : bref, il faut inventer une forme de diététique numérique !

Quelles leçons à retenir pour le futur de cette génération de réseaux sociaux ? Que garder ? Que jeter ?
Pour moi, la première leçon à tirer de ces dernières années, c’est qu’il est devenu aujourd’hui important de mieux subordonner notre manière de consommer les services numériques à notre réflexion philosophique personnelle sur ce qu’est la “vie bonne”, vis à vis de soi mais aussi des autres. L’enthousiasme et l’optimisme sont des forces qui agissent en faveur de l’innovation, et c’est très bien ainsi, mais aux phases d’innovation succèdent une phase de ritualisation, et c’est l’enjeu social devant nous que de l’influencer pour qu’elle accouche d’un équilibre bénéfique au bien-être.

La deuxième leçon que je retiendrais, c’est que les bonnes intentions incantatoires du type “Don’t be evil” (au hasard !) ne peuvent pas durablement compenser des incitations économiques contradictoires. Les consommateurs doivent plus promptement sanctionner la dérive des entreprises qui s’éloignent de leurs fondamentaux éthiques, et les entrepreneurs doivent s’atteler à élaborer des modèles d’affaire qui protègent plus solidement leur vision éthique.

C’est d’ailleurs en raison de la perméabilité de leur modèle d’affaire aux dérives de la prédation attentionnelle que je doute de la capacité des réseaux sociaux actuels à se refonder au bénéfice du bien-être numérique dont ils sont aujourd’hui les fossoyeurs : leurs revenus dépendent de leur capacité à capter l’attention et à s’immiscer dans la vie personnelle, et il est extrêmement délicat pour une entreprise de faire un pivot aussi fondamental… et coûteux.

Pour répondre à votre question, j’aurais une vision plus prospective que prescriptive. Mon intuition est que la défiance qui vise les réseaux sociaux aujourd’hui se concrétisera graduellement en une segmentation selon l’âge des utilisateurs, leur groupe socio-culturel, leurs centres d’intérêt, leur localisation, leurs opinions, etc. De nouveaux médias sociaux auront sans aucun doute l’opportunité de dominer ces niches.

La principale vertu de cette évolution est qu’elle apporterait une réponse à la réticence à l’exploitation des données personnelles : on passerait d’un modèle où c’est le profil de l’utilisateur qui définit les publicités, pour revenir à un modèle où c’est le profil du site Internet ou de l’application qui définit les publicités affichées.

Le bilan de cette probable évolution ne semble cependant pas décisif pour le bien-être numérique et un recul de la logique de captation attentionnel. Je crois personnellement qu’il est bien possible qu’il n’existe pas encore aujourd’hui de proposition de valeur assortie d’un modèle d’affaire efficace pour un réseau social plus éthique, sans manipulation et sans envoûtement. En conséquence, je n’exclus pas que seule une fondation de type Wikipedia se consacrant aux services de réseautage social puisse aujourd’hui solutionner la situation !

J’estime enfin que la concurrence aux réseaux sociaux viendra non seulement de nouveaux entrants mais aussi de services qui ne sont pas des réseaux sociaux. Je vois ainsi s’accentuer au cours des prochaines années le schisme qui a déjà commencé entre les fonctions de réseautage social et d’intermédiation entre les internautes et le flux d’informations du Web. Le retour des agrégateurs d’informations confirme cette tendance, et nous positionnons Netguide dans ce pari prospectif…
Merci beaucoup Laurent pour vos questions, et très bonne continuation !

Grand merci Sylvain pour vos réponses éclairantes, et longue vie à Netguide.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *