Dérives sur les réseaux sociaux : maladie ? symptômes ? Partie 3/4

Les réseaux sociaux sont-ils la maladie où le symptôme de nos sociétés ?
Hervé Resse répond à la question, dans cette passionnante série d’articles à suivre.

3/ Quelles dérives ?

Je suis convaincu que toutes nos modalités d’échanges nos façons d’argumenter y compris hors des réseaux eux-mêmes, sont désormais modifiés par ce0tte généralisation des réseaux.

  1. Je pars d’un exemple déjà connu. Tout habitué du web connait l’existence du « point Godwin ». Le sociologue Godwin observait les premiers forums du type « usenet ». Il mit en évidence cette loi empirique : plus un échange de messages dure, quel qu’en soit le sujet, plus la probabilité qu’apparaisse dans le flux des échanges, le nom de « Hitler », approche 100%. Pourquoi ? Tout échange long va entraîner l’empilement d’arguments contraires ou contradictoires ; d’où nait un risque croissant d’expression conflictuelle, une perte de sérénité des locuteurs, annonçant l’appauvrissement des arguments. Citer Hitler et le nazisme finit par être l’argument massue supposé mettre fin au débat. Les symptômes que je décris dérivent plus ou moins de celui-ci.

  2. La première dérive, c’est « la réductio ad… ». Ce terme ironique désigne un usage rhétorique visant à assimiler un argument à un autre, exprimé par un personnage connu dont on considère acquis qu’il est peu estimable. Pour discréditer le propos d’un adversaire, accolez-lui une étiquette infâme. Hors du web, ce moyen fut utilisé par Libération contre J.P. Chevènement, rabaissé à un lepénisme inconscient pour avoir sur un sujet, exprimé un propos pas assez distant de ce qu’avait pu dire le leader du FN. L’expression « lepéno-chevénementiste » eut un franc succès. La « reductio ad », marche très bien si on l’applique par exemple à Éric Zemmour ou Alain Finkielkraut, pour piéger son interlocuteur. Côté gauche, une Clémentine Autain peut faire l’affaire.

  3. Deuxième dérive : la bipolarisation. Par amalgames successifs, ramener tout sujet à deux points de vue diamétralement opposés et sans nuance aucune. Utilisé avec le précédent, on crée de percutants raccourcis. Par exemple, sur la laïcité : le Printemps Républicain a un temps soutenu Manuel Valls, qui pointait le danger de l’islamisme. Or les deux ont une conception ferme de la laïcité. D’où l’équation Manuel Valls=islamophobe=raciste=fasciste. Puis, Printemps Républicain=laïque=pro-Valls. D’où découle « laïque=fasciste ». Notons aussi l’autre amalgame, critique d’une religion et racisme, alors qu’il s’agit de deux thématiques totalement différentes.

  4. Restons dans le manichéisme. Dans Le Bon la Brute et le Truand, Clint Eastwood avait cette phrase : « le monde se divise en deux ». Quel que soit le sujet, chacun peut postuler qu’il y a d’un côté les Bons, « qui pensent comme lui » ; de l’autre les Brutes et Truands qui pensent différemment. Par glissements et amalgames successifs, on démontrera aisément qu’autrui tient, quel que soit le sujet, des propos en réalité inqualifiables. L’Europe dans ce cadre, constitue un bel exemple. Postulat : le camp du Bien dit qu’il faut être européen ET fédéraliste. Dès lors, quiconque se dit favorable à la survivance d’États Nations (c’était rappelons-le, la proposition de ce vieux fasciste de Jacques Delors), se voit par glissements et amalgames, estampillé eurosceptique, puis souverainiste, donc populiste, donc lepéniste ou crypto, donc limite fasciste. Allez l’assumer, quand grimpent les votes protestataires dans tous les pays d’Europe ! La place de l’auto en ville est un autre thème parfait pour ce genre de raccourcis en cascade.

  5. L’attaque à front renversé, consiste à réduire autrui à l’exact inverse de sa réputation présumée. Ainsi, puisque critiquer l’usage intensif de néologismes porteurs d’idéologie aux visées totalitaires, se fait souvent en évoquant comme je l’ai fait George Orwell et sa « novlangue », il suffit de discréditer Orwell en décrétant qu’il n’inspire aujourd’hui que des penseurs réactionnaires, pas assez « corrects ». Dès lors toute référence à l’auteur de 1984 s’en trouvera entachée de suspicion.

  6. Autre dérive, l’assignation à résidence partisane : Tel tient un propos qualifié « réac » sur un sujet. Par exemple « opposé à la GPA ». Le voici aussitôt catalogué réac sur tous les sujets Et si d’aventure il défend un propos venant du camp opposé (camp du Bien), on ne se privera pas de lui rétorquer : « tiens … ça m’étonne, venant d’un réac comme toi ».

  7. Sixième méthode, l’assignation à résidence identitaire : à partir d’un nom ou physique suggérant une communauté d’appartenance, la personne est supposée adopter tous les points de vue majoritairement défendus par « sa » communauté, du moins tels que les résument les groupes de pression réels ou autoproclamés de ladite communauté. Avec 2 variantes : a) la personne se voit SOMMEE de penser comme sa communauté. Si elle défend un point de vue contraire, elle la TRAHIT. b) : la personne est présupposée penser sur tout sujet la même chose que sa communauté : tu es juif, tu défends donc – FORCEMENT – la politique israélienne. Se pose alors un vrai renversement philosophique. Sartre affirmait que « l’existence précède l’essence » : nul n’est jamais déterminé et contraint du seul fait de ses origines. Or les réseaux construisent un monde où chacun n’existe plus d’abord par ce qui le rapproche, mais avant tout par ce qui le distingue.

  8. D’où nait cet argument offensif : affirmer sa propre légitimité en se postulant « victime essentialisée ». Quiconque peut se présenter comme un archétype d’une catégorie dite victimisée, en déduit que quiconque la contredit, est ennemi de toute la catégorie en question. Je ne suis pas d’accord, sur tel sujet, avec la position d’une féministe : je suis donc ennemi des femmes en général. L’inverse marche aussi : une femme contredit dans une tribune la position affirmée par des militantes féministes : la voilà pointée comme « kapo » au service de la domination mâle.

  9. Syndrome de l’avocat : défenseur d’une idée ou principe, la personne intériorise l’idée d’en devenir le « héros ». Elle peut défendre des arguments censés, mais devient peu à peu obsessionnelle de sa position, jusqu’à perdre toute distance avec tout ce qui se dit ou s’écrit sur « son » sujet.

  10. Reste enfin à se méfier plus que tout de l’humour. Qui c’est vrai, passe souvent mal à l’écrit : manquent le ton de la voix, la malice du regard. Compte tenu des principes de l’ère « correcte », être respectueux de tout le monde suppose de ne plus jamais rien prendre à la légère. Inutile de tenter avec Desproges, de rappeler « qu’on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui ». Il faut au contraire « ne plus rire de rien. Mais avec tout le monde, sinon c’est discriminatoire ».

Toutes ces dérives, par répétition, amplification, généralisation, déformation, sont clairement devenues symptômes d’une maladie, qui met en péril la lucidité et distance critique. Je vais dire dans cette dernière partie comme c’est la société toute entière qui s’en trouve en réalité touchée.


Hervé Resse, est blogueur, chroniqueur, coach. Retrouvez sa plume sur son blog professionnel Communiquer-Transmettre et sur cette très belle série d’articles 7×7.press.

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