Dérives sur les réseaux sociaux : maladie ? symptômes ? Partie 2/4

Les réseaux sociaux sont-ils la maladie où le symptôme de nos sociétés ?
Hervé Resse répond à la question, dans cette passionnante série d’articles à suivre.

2/ Observer le bouleversement des règles du jeu

Il faut pour cela être un peu didactique. Toute séquence de communication doit être considérée comme un système cohérent d’échanges. Je veux montrer que sur ces réseaux sociaux ce système
1. se déroule de façon inédite. 2. Que nul n’a été préparé à ce bouleversement et 3. Pas davantage à ses impacts quant aux jugements, opinions, ou émotions (ce qu’on verra en 3eme partie).
La communication est un système où se retrouvent 8 éléments interdépendants et interagissant. Quels sont-ils ? Un échange de messages reposant sur des codes (2), entre un destinateur et un destinataire (4) ; ces échanges produisent une relation (5), s’échangeant dans un contexte (6), et s’exprimant par un canal (ou support), pollué par des parasites (7 et 8). Je vais développer.
Celui qui émet un message est le destinateur. Jadis, on disait jadis « émetteur ». Mais « destinateur » précise mieux la volonté et l’acte de celui qui s’exprime. On l’a dit, la communication numérique est accessible à tous et chacun. Certains utilisateurs peuvent accéder à des notoriétés conséquentes, devenir d’authentiques « influenceurs », dans un champ professionnel ou personnel, et jusqu’à s’imposer parfois comme une « marque ». Ce qu’on appelle « personal branding ». C’est la première révolution. On peut, pour le meilleur ou le pire, s’extraire de la masse des contributeurs, en restant soi-même anonyme, sans perdre sa crédibilité, voire en développant une notoriété considérable derrière son pseudonyme. Exemple, cet avocat très présent sous le nom de Maitre Eolas, devenu sur son blog puis sur Twitter un pôle de discussion incontournable, une vraie référence, sans qu’on ait longtemps su qui il était. Ces notoriétés naissent de phénomènes d’entrainement, de type « boule de neige », qu’on nomme « viralité ».
Conscients de ce potentiel de viralité des réseaux, des organisations, agences de communication, parfois des officines plus troubles, créent des norias de faux profils d’utilisateurs. Ils diffusent sous leurs noms des contenus préfabriqués sur des thèmes à enjeu, à tel moment stratégique ; aux fins d’influence, de réputation ou diffamation, politique, économique, culturelle. On le voit, la manipulation s’insère ici comme levier. On me rétorquera qu’on reste dans une logique assez banale de propagande ; que tout cela est vieux comme le monde. À ceci près ! Il s’agit de propagandes dont l’émetteur, le destinateur, n’est pas toujours identifié, ni même identifiable. Et cela ne relève nullement d’une fumeuse théorie du complot.

Le deuxième élément du dispositif est le destinataire : celui qui reçoit. La sémiologie postule que tout destinataire est construit comme tel par son destinateur : le destinataire sera construit comme passif ou actif, complice ou distant, ignorant ou sachant, enseigné, cultivé ou inculte, etc. (Pour ce dernier mot, songer à Cyril Hanouna illustre bien l’idée). Sur les réseaux, le destinateur s’exprime soit dans le vide, soit pour un noyau plus ou moins consistant de destinataires potentiels ; puis par capillarité, à la potentielle multitude des connectés ; puis à celle des non connectés. Voilà la fameuse « viralité », qui peut produire le fameux « buzz ». La nouveauté est qu’on tend vers des communications de « tous vers tous », schéma qui n’existait absolument pas voilà vingt ans. C’est une deuxième révolution. Exemple : nul besoin d’être soi-même présent sur twitter pour connaitre aujourd’hui le sens du # (ou mot clé) « balancetonporc ». Notons que le succès de ce # a conduit notre Président à faire une conférence de presse de plus d’1h30 sur la question des violences faites aux femmes, et à annoncer une loi, qui fut très vite adoptée. Cela illustre comme l’étanchéité entre les deux mondes, virtuel et réel, n’existe plus. Je ne dis pas cela pour regretter l’influence de l’un sur l’autre dans cet exemple précis.

3ème élément du système, c’est la relation entre destinateur et destinataire que crée l’acte même de communiquer. Les Réseaux favorisent des communications interpersonnelles entre deux individus. Peuvent y émerger des relations trouvant ou non des prolongements dans la vie réelle : amitié, amour ou haine. Les réseaux peuvent offrir de vrais bienfaits d’humanité, autant qu’ils peuvent devenir lieu et espace de conflit. Tout est possible.

Cette relation interpersonnelle, il faut la distinguer de la relation de chacun vers tous, qui est d’une nature autre puisque le réseau constitue un « espace public ». Et l’on y observe également l’inverse, une relation de tous vers un seul, par exemple quand une personne devient cible d’une attaque collective, après une prise de position discutée, suscitant une réaction en chaîne. L’espace public devient alors lieu de violence virtuelle, verbale, harcèlement, menaces. Peuvent s’y mettre, et très vite, en place des désignations de boucs émissaires, au sens Girardien du terme : René Girard rappelait « qu’avoir un bouc émissaire, c’est ignorer qu’on l’a. Savoir qu’on l’a, c’est le perdre en tant que tel ». On est toujours inconscient de la dynamique aboutissant à désigner pour soi un bouc émissaire.

J’aborde successivement les 4ème et 5ème éléments du schéma : le message lui-même, son contenu ; et le code, sa forme spécifique. Twitter diffuse dans le monde 5 900 tweets par seconde / Soit 504 millions par jour / 184 milliards par an. L’immense majorité de ces messages (écrits en 280 caractères maxi, espace compris) sombre aussitôt dans l’oubli : « j’ai commandé une pizza 4 saisons pour ce midi, il est 13 heures, j’attends toujours ». D’autres ont plus d’impact, jouent un vrai rôle. Exemple ? « Courage à Olivier Falorni qui n’a pas démérité ». On était en 2012, la compagne du nouveau président de la république soutenait ce candidat local, du même bord que l’ex-compagne du même président, mais qui s’y opposait. Ce tweet fit parler. Et plus encore, quand l’inconnu Falorni battit 8 jours plus tard l’ex-candidate à la présidentielle de 2007 ; qui s’était triomphante annoncée, mais un peu trop tôt, « future première femme présidente de l’Assemblée nationale ». Twitter peut perturber l’égo des puissants, et dévoiler leur image réelle. Ce n’est pas le tweet lui-même qui la fit perdre, mais il ne renforça pas son image assez désastreuse dans les environs de La Rochelle. Certains tweets ressortent parfois au moment précis où l’auteur voudrait les voir oubliés. Il y a clairement des lieux où on stocke tout ce qui peut être écrit par telle ou telle personnalité. Un message maintes fois recopié cesse d’être un banal message. Un tweet est devenu un acte concret, qui peut déstabiliser, fragiliser. Un tweet est une arme, d’autant lorsque l’accompagne une photo, une vidéo, de nature à frapper les esprits.

A tout message, correspond un message feed-back, réponse au message initial. Au début de l’ère des blogs, on disait que ce média « faisait naître des discussions ». C’était bien l’esprit. Je ne dis pas que « c’était mieux avant ». Mais les proportions entre discussions réelles, insultes, menaces, se sont singulièrement bousculées avec la multiplication des usages, des destinataires et destinateurs. De l’entre-soi confortable qui prévalait au temps béni des blogs, on est passé à l’entre-tous, de tous les connectés. (Cf le propos d’Eco évoqué en introduction).

J’en viens au code : soit la forme même du message, notamment quand s’y intègre une dimension sous-jacente qu’on appelle « fonction métalinguistique ». Soit la part du message qui se situe au-delà des mots (méta), et ne sera comprise que par qui connait le code, et sait le décrypter. Le code est un fort soubassement des dérives. Quelques exemples ? Sur des comptes d’extrême-droite, on trouve aisément 3 lettres « CPF », signifiant « Chance Pour la France », systématiquement utilisées pour désigner un délinquant juvénile d’origine immigrée. L’ironie ne sera reçue que « par ceux qui savent ». Dans la sphère identitaire dite « indigéniste », « les souchiens » sont soit des français de souche, soit moins que des animaux, comme on veut bien l’entendre. Écrire sur un ton badin « Ce Weinstein, c’est bien cet ami de Woody Allen Polanski et DSK ? », sous-entend pour qui veut, que si on les trouve dans des affaires sulfureuses, ils sont surtout suivez mon regard… juifs. D’où la conclusion non dite : ce n’est pas un hasard. La métalinguistique utilise les mots comme levier d’influence ou de pollution à l’abri des lois.

Dans 1984, George Orwell avait mis en évidence qu’une prise de pouvoir sur les esprits passe notamment, et même singulièrement, par le choix des mots employés, ce qu’il appelait « novlangue ». L’usage intensif de néologismes et d’anglicismes est un marqueur fort sur les réseaux. Ex : personnes racisées ; inventer carnisme, par opposition à vegan, qui signe un végétarisme radical, militant. Il ne faut plus dire qu’on est homme ou femme, dès lors qu’on se reconnait comme tel : il faut désormais dire cis-genre, en opposition à transgenre. Le néologisme repose ici sur l’inversion de la référence : on ne définit plus une catégorie donnée en ce qu’elle existe majoritairement, (le mot à bannir ici étant le mot normal) – mais en ce qu’elle n’est pas, par rapport à telle ou telle minorité. Les sigles ont aussi leurs sens plus ou moins ésotériques : le sigle LGBT est désormais connu : L pour Lesbienne, G pour Gay, B pour Bisexuel, T pour Transgenre. Mais on parle à présent de communauté « LGBTQQIAAP » : Q pour en Question (signifiant qu’on ne sait pas trop définir ses préférences sexuelles), un 2eme Q pour « Queer » qui signifie bizarre ; I pour Intersexe (les hermaphrodites) ; A pour « Asexuel » qui dit bien ce qu’il veut dire ; un 2eme « A » pour Allié (personne dite straight, c’est-à-dire hétéro, mais qui soutient la communauté LGBTQQIAAP. Enfin, « P » pour PANSEXUEL, c’est-à-dire ouvert à peu près à tout. Absurde ? Il y a derrière une intention sous-jacente : « déconstruire » l’idée ancienne d’hétérocentrisme : refuser de se définir par rapport à cette « norme », car cela signerait une soumission. En fait, cela signe une vraie façon nouvelle d’appréhender le monde, revenant à définir la personne par les groupes minoritaires, donc opprimés, auxquels elle appartient ou non. On n’est plus dans « le respect de la différence », mais dans son exacerbation. Dans la notion de code on doit d’ailleurs inclure, c’est le moment de le dire, « l’écriture inclusive ». Citons aussi de façon plus anecdotique l’exercice consistant à détourner les « codes » propres à certains messages, pour les accoler à d’autres types de messages. L’enjeu est encore de déconstruire, souvent pour l’humour, les repères classiques en vigueur, dans un monde où la dérision est devenue un code en soi (cf l’infotainment, de Yann Barthes au déjà nommé Hanouna).

Je passe vite sur un 6ème élément, le bruit. Tout ce qui peut parasiter le schéma, diminuer la compréhension du message, perturber le système. Bruit réel, ou symbolique. Ici, le bruit tient en partie au déferlement qui ne s’arrête jamais. Mais un destinataire peut devenir bruit, en sabotant une conversation, ce qu’on appelle « le trolling ». Internet propose aussi de façon assez inédite la capacité à propager en toute bonne foi des erreurs, mensonges, inventions, déformations de la réalité, pour peu qu’elles paraissent plausibles. Le hoax est la version digitale de l’ancienne « rumeur », mais renvoyée d’un seul clic vers vos 100 ou 500 abonnés.

Restent deux derniers éléments, parmi les plus importants : « le contexte » ; et « le canal », c’est-à-dire le support par lequel passe le message.

Le contexte ce sont les faits, lieux, circonstances donnant lieu aux échanges. Ignoré des premiers théoriciens de la communication, il s’agit en fait de l’élément central et décisif. Pour les systémiciens de l’École de Palo Alto la bonne appréhension d’un message passe par l’analyse du contexte, avant même celle de son contenu. Sur les réseaux sociaux, le contexte part d’une actualité de la vraie vie, qui fournit la matière commentée et diffusée. Un homme meurt, quelqu’un l’apprend, l’info se diffuse, se répète jusqu’à saturation, puis l’euphorie retombe. Parfois le mort ne l’est pas. On a vu des cours de bourse s’effondrer, du fait d’une annonce de décès de l’entrepreneur, non vérifiée…

Mais on le voit, le support même des échanges, le canal, (internet, et les réseaux), devient un élément de contexte. D’autant que sur internet toute application, afin de fidéliser le participant, se propose métaphoriquement comme « un univers » symbolique. Facebook se veut un « écosystème », et l’est devenu ; à la fois messagerie, lieu de dialogue, d’expression personnelle ; mais aussi espace de commerce, de promotion d’artistes ; et encore diffuseur d’information, désinformation, propagande, et divertissement. Il se construit là un « réel » propre, un éternel présent, rythmé pour chacun par les publications qu’il envoie et reçoit. Au plan psychologique, le contexte et le canal peuvent produire une aspiration, un vertige, d’où on parvient -ou non- à s’extraire. S’y constituent des liens entre destinateurs et destinataires, qu’ils soient en accord, ou ennemis ; d’abord sur un mode de découverte, puis à travers une habitude, qui peut devenir addiction, voire intoxication. Le contexte se présente au départ en espace de liberté d’expression et de découverte. Mais peut devenir espace et système d’aliénation. On peut y devenir chien de Pavlov, salivant dans l’attente du prochain message. Cette dimension d’addiction est tout sauf anodine, lorsqu’on en vient à aborder les rapports s’instaurant entre l’individu connecté, les faits auxquels sa connexion le confronte, et les leçons qu’il en tire, consciemment ou non. A gros traits, j’ai voulu montrer que nous ne sommes pas dans un épiphénomène culturel, une mode, mais bien dans un bouleversement global de notre rapport à l’information et aux faits eux-mêmes. Bien plus intense et plus impliquant que le furent les précédents médias (presse, radio, tv). Pour cette raison : chacun peut y tenir tous les rôles.


Hervé Resse, est blogueur, chroniqueur, coach. Retrouvez sa plume sur son blog professionnel Communiquer-Transmettre et sur cette très belle série d’articles 7×7.press.

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