Le théâtre dont vous êtes la marionnette

On considère parfois les réseaux sociaux comme des espaces vierges, où chacun peut aller et venir à sa guise, partager ce qu’il désire et porter son attention sur ce qui le concerne. Une impression de liberté qui disparaît très vite quand on lève le rideau sur les coulisses. Parler de manipulation n’est pas trop fort, tant « l’ingénierie de la socialisation » est poussée à son paroxysme. Ces plate-formes sont en réalité des théâtres de marionnettes, où l’utilisateur est l’une d’elle. Tirons sur l’une des ficelles, et voyons où elle nous mène.

Pour des raisons qui vous sont propres, vous souhaitez quitter Facebook. Avec quelques difficultés vous parvenez à trouver le lien de désinscription. Commence là une course semée d’obstacles où vous serez amené à rentrer plusieurs fois votre mot de passe, à confirmer votre décision par mail, à subir quelques chantages affectifs du type « Voulez-vous vraiment quitter tous vos amis ? ».

Sûr de votre décision, ouf, vous parvenez à vous « désinscrire ». Ce terme est à mettre entre guillemet ; votre compte est simplement mis en sommeil.

Facebook, et son armée d’algorithmes, ont suivi votre parcours et ont pris acte de votre choix. Le but est désormais de vous faire revenir. Rapidement. Facebook va-t-il vous supplier et vous envoyer des mails plaintifs ? Non, il y a mieux à faire, et surtout plus malin : vos contacts ont forcément des photos où vous apparaissez. Grâce au progrès de la reconnaissance faciale c’est désormais une formalité de vous retrouver sur les milliers de photos partagées par vos amis. Un vaillant petit automate va maintenant leur envoyer quelques notifications ciblées et leur proposer de … vous identifier : « Avez-vous reconnu votre ami / cousin / collègue sur ces photos ? ». Le tout accompagné d’un gros bouton de confirmation.

Même si la ficelle est énorme, un de vos contacts finira par cliquer sur ce fameux bouton. Ce qui déclenchera l’envoie d’un mail directement dans votre boîte, accompagné du nom et de la photo de votre contact : « Il/elle vous a identifié sur une photo. Découvrez laquelle !».

Comment ne pas se sentir concerné ?! C’est humain, vous voulez voir et savoir ce qui se passe. Vous suivez le lien direct et arrivez sur la fameuse photo. Vous vous souvenez du contexte, vous revivez la scène, vous vous demandez qui était présent ce jour-là, etc. A côté de cette photo, d’autres vous sont proposées. Difficile d’y résister. S’ensuit une petite visite, anodine, simple, parfois même agréable.

Puis vous revenez sur votre page d’accueil. Vous retrouvez là votre fil d’actualité, taillé sur mesure pour l’occasion. Vos passions pour la musique, la politique et les gâteaux de Noël ont actionné des centaines de petits leviers. Vos centres d’intérêt ? Les voilà servis sur un plateau, à portée de regard, à la merci de votre curiosité. Votre appétit est éveillé, vous parcourez, sans y penser, pendant quelques minutes, les diverses gourmandises qui vous sont proposées. Vous venez aussi de visionner trois publicités.

Vous voilà à nouveau sur Facebook, que vous aviez pourtant l’intention de quitter il y a peu. Vous vous souvenez du processus de désinscription ? Fastidieux. Vous passez à autre chose. Retour aux vieilles habitudes, vous voilà rentré dans le rang des utilisateurs « actifs », prêt à recevoir les prochaines notifications. Elles vous amèneront à nouveau sur le fil d’actualité ou sur un album photo ou sur une page commerciale ou sur une conversation privée. Jusqu’à la prochaine envie d’en finir avec cette pathétique comédie.

Ce processus, que nous venons de décrire grossièrement, est une ficelle parmi des centaines d’autres. Elles actionnent et animent chaque jour, et à un rythme de machine, ce petit théâtre mondial. Entré en tant qu’individu libre et conscient, vous êtes devenu le jouet d’un simulacre de vie sociale où les seuls ressorts qui fonctionnent encore ne sont pas humains, mais des systèmes entièrement automatisés. Ces serviteurs zélés et sans visage tirent des ficelles. Au bout de ces ficelles, c’est vous.

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