Entretien avec… O’Brother

La question de la motivation reste centrale : je viens faire quoi sur un réseau, et y chercher quoi ?

O’Brother est religieux, catholique, de l’Ordre des Prêcheurs (nom officiel des dominicains), et vit actuellement à Helsinki. Loin de vivre coupé du monde, il est très actif sur Twitter, où sa curiosité contagieuse, son ouverture au monde et son érudition semblent sans limite. Il pourrait même vous intéresser à la linguistique finnoise ! Un regard singulier, pourtant universel.

On croise rarement un religieux très actif sur les réseaux sociaux ! Que vous apporte cette expérience ? Est-ce encouragé par l’Église ? Comment êtes-vous perçu par les autres religieux ?
Il y a oui, un encouragement prudent de l’Église à être présent sur les réseaux sociaux et à en user. Personnellement, la présence sur Twitter me permet d’ouvrir des tas de fenêtres, d’être en contact avec des tas de gens que je n’aurais sinon jamais croisés et de prêter l’oreille à des questions et débats qui seraient sinon restés loin de moi. Un peu la même impression que quand je fais du stop en habit en France (ça m’arrive parfois l’été), cela permet de rencontrer des personnes qui n’auraient sans doute jamais franchi le seuil d’une église. Pas mal de contacts se sont concrétisés IRL (pots, repas, rencontres, échanges musicaux, et même un mariage célébré l’été dernier !) Il faut toutefois être conscient du biais que représente la plateforme : Twitter n’est pas Facebook, on n’y trouve pas les mêmes gens. Je délaisse d’ailleurs de plus en plus Facebook où je ne garde que des liens familiaux ou amicaux anciens.
Je ne saurais pas trop dire comment je suis perçu par « les autres religieux » sur Twitter. Ceux de la part de qui j’ai le plus de retour sont les frères de mon Ordre qui sont aussi sur les réseaux, la plupart du temps très passivement. Ils me remercient souvent pour la fenêtre que mes tweets leur ouvrent sur ma réalité à moi, celle de la Finlande (dont ils n’ont sinon qu’une perception lointaine), pour la variété des sujets abordés, et pour le refus d’alimenter les polémiques du moment dont Twitter est une chambre d’écho quotidienne.

L’extrême variété des sujets que vous abordez montre une spiritualité très ouverte au monde d’aujourd’hui. Les réseaux sociaux peuvent-ils aussi être des lieux de religion ?
Oui, très clairement : les réseaux sociaux sont un lieu de vie, et les religions et questions spirituelles font partie de la vie, il est tout naturel qu’elles soient sur les réseaux. Mais il y a manière et manière pour les religions et les religieux d’être présents sur Twitter. Je ne cherche pas à convertir, mais d’abord à rencontrer, et, modestement, à témoigner aussi de ce que je vis. La tradition spirituelle et théologique de mon Ordre regarde avec beaucoup d’optimisme et de confiance la nature humaine (saint Thomas d’Aquin, frère dominicain lui aussi, et géant de la pensée au XIIIe siècle, est une référence incontournable en la matière), d’où mon besoin de rencontre et de découverte. Je suis convaincu que Dieu travaille les coeurs de chacun, et que personne n’attend les religions pour commencer à se poser des questions existentielles. Mais au détour d’une rencontre, d’un échange, le nom de Dieu ou de Jésus peut être évoqué avec telle ou telle personne, et la discussion prendre un autre tour… ou pas ! Pour beaucoup de twittos dans mes contacts, je suis certes « un/le frère dominicain de Twitter », mais sans qu’on n’aie jamais parlé de religion ! La rencontre gratuite et sans arrière-pensées fait aussi du bien. D’autres lieux sur le net sont des lieux de prédication et d’évangélisation explicite ou de formation théologique concrète (le nom officiel des dominicains c’est « Ordre des Prêcheurs » – d’où le op dans mon @ – : la prédication, c’est à dire l’annonce de l’Évangile, sous toutes ses formes, est notre charisme propre. C’est ainsi que « le Jour du Seigneur » est depuis sa création il y a 70 ans tenu par des frères dominicains : j’ai ainsi participé à la grande aventure de « la Retraite dans la ville » et à celle de « ThéoDom » (ask Google). Mais ce n’est pas exactement comme ça, pour moi en tout cas, que les réseaux sociaux sont un lieu de religion. Ils doivent rester des forums, la discussion y est horizontale. Si elle est principalement verticale (avec un « sachant » au milieu), alors je crois qu’on loupe quelque chose. Je ne souhaite en tout cas surtout pas y êter présent de cette manière.

Selon vous, les réseaux sociaux favorisent-ils les relations vraies entre les Hommes, ou les rendent-elles plus superficielles ? Nous rendent-ils libres ou esclaves ?
Comme pour tout, c’est l’usage qu’on en fait qui va déterminer cela. Pour ma part, mes tweets sont supprimés automatiquement après quelques semaines ou mois. Et je m’astreins à un « jeûne de Twitter » pendant le Carême, soit 7 ou 8 semaines de break, ça fait beaucoup de bien. Celles et ceux avec qui un échange s’est poursuivi, avec un lien qui s’est noué jusqu’à une rencontre IRL sont ceux qui voulaient aussi ne pas en rester au stade de messages en 140 puis 280 caractères. D’autres contacts plus ponctuels ou superficiels demeurent aussi, mais m’intéressent moins. La question qui est derrière, c’est celle de la motivation initiale pour rejoindre un réseau : faire de l’affichage et se construire une vie rêvée à coups de filtres Instagram ? mobiliser pour une cause ? chercher un emploi ? faire de la veille sur un sujet précis ? rencontrer des gens ? garder en tête sa liste de course ? Fureter et renifler tout en partageant (ou non) tantôt anecdotes du quotidien, tantôt sujets plus sérieux ?

Comment utiliser un réseau social comme un outil, et non comme un but ? Quels conseils donneriez-vous à une personne qui s’y inscrirait aujourd’hui ?
Les usages évoluent tellement vite… Facebook était déjà perçu comme ringard par les ados il y a 2 ou 3 ans, mais c’est de plus en plus clair. La vidéo devient de plus en plus centrale… qu’en sera-t-il demain ? Je crois que la question de la motivation évoquée juste avant reste centrale : je viens faire quoi sur un réseau, et y chercher quoi ? Si c’est professionnel… alors mon usage doit rester professionnel et par exemple se limiter à des horaires « de bureau ». Si c’est de la recherche, alors je ne suis effectivement que des comptes scientifiques dans mon domaine, etc. Je pense aussi à la question de l’addiction. Ces réseaux sont addictifs grâce à la sollicitation permanente, aux notifications qui agissent sur le circuit de la récompense (confession : je suis tombé dans le panneau de la « notification permanente » d’un message à lire sur le site de Jogg, avec le « 1 » dans une bulle rouge). Bref, il faut monitorer ses usages, s’imposer peut-être des plages horaires. Ici ressort le religieux régulier dont la vie est rythmée par une cloche… Au couvent à Helsinki, la borne wi-fi est branchée sur une minuterie qui l’éteint automatiquement la nuit : on n’a pas besoin d’être sur internet entre 23h et 7h, on a mieux à faire !

Quelles leçons à retenir pour le futur des réseaux sociaux actuels ? Que garder ? Que jeter ?
Garder et jeter… je ne sais pas. Mais je pense qu’une question devrait être prise en compte dès le début : comment faire face à la violence verbale qui parfois s’exprime sans aucun filtre ? Je n’ai pas de solution toute prête. Je ne suis pas partisan de la censure a priori, ni a posteriori quand elle est mal automatisée et monitorée (plein de faux-positifs sur Twitter dès qu’un nombre suffisant de comptes se coordonne pour une campagne de signalements utilisée comme mesure de rétorsion). L’idée de Mastodon était intéressante, permettant des sous-groupes facilement fermables, par affinités ou centres d’intérêts, et avec une gestion très fine de la publicité des messages. Mais je crains que l’architecture décentralisée n’ait été trop complexe à appréhender par la plupart des gens pour réussir à provoquer un engouement qui dure. Peut-être la communication n’était-elle pas suffisamment claire ?

Si vous avez lu les autres entretiens, qu’en avez-vous retenu ?
Je retiens des usages assez différents des réseaux, et une certaine lucidité quant à leur potentiel, notamment addictif !

Merci pour cet échange passionnant !

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