Esclavage volontaire

Il y a quelques mois j’ai découvert la communauté Time Well Spent. Cette communauté est très active aux USA, et on retrouve un peu les mêmes idées en France, chez La Quadrature du Net par exemple. J’ai aussi lu quelques livres très éclairants sur le sujet, dont Stand out our light, à lire gratuitement (anglais requis, fallait pas sécher les cours). Pour faire court, nous sommes plusieurs à constater que les technologies Internet d’aujourd’hui jouent contre nous. Leurs usages, intensifs, répétés et mobiles nous ont fait changé d’époque. Utilisateurs, nous sommes peu à peu devenus esclaves.

Nous n’avons encore aucune chaîne aux pieds, pas plus que nous recevons de coups de fouet dans le dos. Il n’y a pas n’ont plus d’obligation à envoyer des photos sur Facebook ou de raconter sa vie sur Twitter. L’esclavage est maintenant beaucoup plus subtil.

Je vous parlais de Time Well Spent, car ce mouvement a été créé par des anciens de la Silicon Valley, dont proviennent la plupart des applications de notre quotidien. Pour le meilleur autrefois, et aujourd’hui souvent pour le pire.
Ces gens-là ont eu des scrupules. Ce qu’on leur a demandé de faire chez Google, Amazon, Apple ou Facebook, leur ont souvent rapporté beaucoup d’argent. Mais leur ont aussi causé quelques nuits blanches et de légitimes cas de conscience.

Les technologies d’aujourd’hui seraient donc utilisées pour nous faire du mal, pas directement bien sûr, mais en nous maintenant dans un état nuisible à notre santé morale et physique. En étant constamment connectés, sollicités, notifiés, nous sommes devenus dépendants. Exactement comme le fumeur avec le tabac, sauf qu’il n’y a là aucune trace de substance nocive. Tout se passe donc au travers de nos précieux écrans, dans notre poche souvent, dans notre tête surtout.

En vérité, les effets nocifs de ces technologies se trouvent dans leurs usages répétés et intensifs. Une personne qui se connecterait 1 heure à Facebook tous les dimanches soir n’aurait absolument aucun problème. Mais je n’en connais pas. Une personne qui se connecte 6 heures par jour, au cour de 500 sessions de 45 secondes chacune, a nettement plus de soucis à se faire, notamment pour son état mental. Nervosité, perte d’attention, impatience, fatigue excessive, déconcentration, difficulté à communiquer, etc. sont autant d’états néfastes à long terme. Ce temps découpé, haché, interrompu, nous est confisqué, comme si nous ne pouvions plus être au commande de notre vie et de notre rythme. N’étant plus maître de notre destin, notre volonté est détournée, en douceur, pour être mise dans les mains d’applications dont la seule raison d’être est qu’on s’intéresse à elles. En permanence.

Nous allions sur un réseau social pour partager nos photos avec notre famille, pour discuter avec des amis ou échanger autours de nos centres d’intérêt et nous voilà pris dans les mailles de plusieurs filets. Les filets les plus solides ne sont pas extérieurs à nous, ils sont en nous : curiosité, peur de rater l’info importante et crainte de l’ennui sont les plus évidents. Bien que les plus difficiles à déjouer. Remarquez le vous-même : dans une salle d’attente ou dans un hall de gare, à part quelques grand-mères et de tout petits enfants, plus personne n’attend, plus personne ne s’ennuie, car chacun à les mains occupées et l’esprit ailleurs. Nous avons tous quelques chose à faire avec notre mobile.

Le cerveau a horreur du vide.

Autrefois, quand nous nous ennuyions, il y a un siècle, avant l’arrivée du smartphone, nous reprenions le contrôle de notre dialogue intérieur: « Il faudra que je rappelle untel », « Ai-je bien fait de lui dire ça comme ça ? », « Bon, je commence par quoi demain ? ». Toute cette introspection nous a été volé, et c’est ainsi que progressivement nous avons perdu le contrôle de notre vie et de notre attention aux autres, au profit d’une distraction superficielle, vaine, et sans beaucoup de joie.

Les vidéos de chat, les commentaires sur des photo, les derniers buzz et bien sûr les notifications sont autant de petites gourmandises pour notre cerveau avide de nouveautés. Vite vues, vite oubliés, ces petits bonbons nous sont servis en flux continu, de façon à ce que nous en redemandions encore. Comme des animaux dressés qui auraient un accès illimité à un saladier de sucre, nous sommes pris au piège de notre appétit sans fin.

Ces flux infinis d’informations, de photos, de jeux, de vidéos et de titres accrocheurs ne doivent rien au hasard. Ils ne sont pas là pour nous rendre service, mais pour nous garder les yeux rivés à eux. La raison est simple et triviale : plus de temps passé = plus de publicités = plus de revenus. Tous les jours, des centaines de designers, développeurs, comportementalistes, psychologues, neurologues tentent de répondre à cette seule question : comment nous faire passer encore plus de temps sur leur application ?

Partageons-nous leur intérêt ? Avons-nous le même but qu’eux ? Nous fixons-nous comme objectif, dès le réveil, de passer le plus d’heures possibles sur notre application favorite ? Sans doute pas. Notre intérêt diffère largement de celui de l’outil que nous utilisons. Autrement dit, la plupart des technologies Internet sont aujourd’hui toxiques, car conçues pour être contre nous, simples utilisateurs. Difficile à accepter tant elles font désormais parties de nos usages quotidiens.

Nous sommes maintenant dans ce qu’on appelle communément « l’économie de l’attention ». Des sommes folles sont générées uniquement par notre temps passé sur une application à visionner passivement des annonces commerciales entre deux sucreries. Pour attirer encore et toujours plus notre attention, certains applications sont prêtes à tout, notamment à collecter, stocker et utiliser nos données les plus intimes. Quand nous envoyons une photo, des dizaines d’informations sont stockées à notre sujet : où nous trouvions-vous, à quel moment, en compagnie de qui, debout ou assis, que consommions-nous, y-a-t-il des arbres, habillés comment ? Le profil que nous remplissons nous-même n’a pas beaucoup d’importance. Ce que nous envoyons et ce que nous consultons, chaque jour, chaque heure, chaque minute, est beaucoup plus pertinent. Si vous voulez faire de la publicité sur Facebook, 29 000 catégories vous sont proposées.

Devant nos yeux défilent les produits et services que nous achèterons demain, et c’est pour ça que tout peut nous sembler gratuit. Dans notre dos, notre attention se monnaye, très cher. Le prix que nous payons nous ne se compte pas en euros, mais en heures passées en état de dépendance. Ces heures de semi-conscience représentent en réalité beaucoup de temps, un gros morceau de notre vie.

Nous sommes parfois effrayés en pensant au jour où les machines prendront le pouvoir. Cessons d’avoir peur, c’est déjà le cas.

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